Après Kissin' Time en 2002, un brin racoleur avec sa kyrielle de pointures (Beck, Jarvis Cocker, Billy Corgan, Blur,
Daho), Marianne Faithfull nous revient avec un grand album. Sur Kissin' Time, on avait la désagréable
impression que l'égérie des sixties, soudain consciente de son âge, avait voulu s'acheter une modernité en débauchant les
générations suivantes. Marianne Faithfull chantait "les chansons de" sans véritablement se les approprier
et ça fonctionnait mal, l'alchimie ne se faisait pas. On avait au final un album un peu décousu, à l'image du Rendez Vous
de Jane Birkin qui, elle aussi, en s'adjoignant des auteurs aussi divers que Manu Chao, Feist, Miossec ou Mickey 3D, a bien du
mal à recoller les morceaux et livre un patchwork sans âme. Ce ne sont pas de mauvais disques mais ce ne sont pas de grands
disques.
Before the Poison est tout autre, c'est un album abouti et homogène. En choisissant pour artisans principaux
P.J. Harvey et Nick Cave, Marianne Faithfull s'est entourée de talents beaucoup plus en rapport avec son
univers personnel, deux âmes aussi torturées qu'elle ... Quand, en plus, ces deux-là, s'investissent au point d'offrir du
sur mesure à la Dame qui n'a plus, quant à elle, qu'à revêtir les perles de sa voix si reconnaissable, on obtient un
produit digne de ce nom : un grand disque, vous dis-je !
Honneur à P.J. Harvey qui est le véritable maître d'oeuvre sur cet album, avec 5 titres (sur 10) à
son actif (dont 3 à elle seule et 2 autres pour lesquels Marianne a participé à l'écriture des paroles).
Marianne Faithfull et P.J. Harvey ont dit, chacune de leur côté, dans les interviews, avoir
eu envie de travailler ensemble depuis longtemps ... C'est chose faite pour notre plus grand bonheur ! Ces deux-là se sont
bien trouvées : la symbiose est telle qu'on ne sait plus si c'est P.J. qui s'est fondue dans l'univers de Marianne ou si
c'est cette dernière qui a embrassé celui de P.J. Un titre comme "My Friends Have" pourrait figurer sur un album de P.J. Harvey
sans qu'on s'en étonne. Marianne Faithfull prend même un malin plaisir à chanter presque comme P.J. Harvey sur
ce morceau. Les choeurs, qu'affectionne P.J. et d'ailleurs assurés par elle-même, achèvent de semer le doute. Avec "The Mistery of
Love", "No Child of Mine", "Before the Poison" et "In the Factory", P.J. Harvey a offert des titres tout à fait
Faithfulliens même si on reconnait sa patte de ci de là (choeurs sur "No Child of Mine" et "Before the Poison", jeu de guitare en
général). Polly Jean s'est donc mise au service de Marianne Faithfull, sans se renier et c'est du tout bon.
Vient ensuite Nick Cave qui a composé la musique de trois titres dont Marianne signe les paroles.
"Crazy Love" et "There is a Ghost" sont 2 balades doucement tristes, 2 merveilles de mélancolie dont ces spécialistes du
désespoir ont le secret. L'atmosphère est sombre mais non tragique : sur fond de violon gémissant ("Crazy Love") ou de piano
égrènant lentement ses notes ("There is a Ghost"), Marianne Faithfull fait tranquillement le constat du temps qui
passe et de la solitude : lucide. "Desperanto", dernier titre signé Nick Cave, rompt un peu avec le reste avec son rythme haletant et
ses choeurs vociférants.
Enfin, les deux derniers artisans de cet opus sont Damon Albarn et Jon Brion. Le leader de Blur, avec "Last Song",
offre une balade mélancolique tout à fait dans la lignée de celles écrites par Nick Cave : belle et triste. Jon Brion, plus
habitué aux musiques de films ("Eternal sunshine of the spotless mind", "Punch-drunk love", "Magnolia", ...) qu'au format Pop, a
composé une ritournelle qui clôt ce brillant album. Ce morceau, un peu répétitif, style boîte à musique, s'il rappelle l'univers de
Kurt Weill qu'affectionne Marianne Faithfull, est le titre un peu faible de l'ensemble.
Cette cuvée 2004 de Marianne Faithfull est un grand crû - n'ayons pas peur de nous répéter - comme avait pu l'être
Broken English, il y a 25 ans déjà (1979) ! En s'entourant des bons collaborateurs, un peu comme Françoise Hardy
et son excellent Tant de Belles Choses, et en s'investissant pour s'approprier leurs compositions, Marianne Faithfull
a réussi un accord quasi parfait qu'on attendait depuis longtemps.